예술의 상상/beyond-letter

Gerard Fromanger

유산균발효중 2011. 7. 26. 22:43

 http://www.artrealite.com/gerardfromanger.htm

     
Art Sénat 2005, une exposition rétrospective et la parution d'un livre (voir note événements) : autant d'excellentes occasions de dialoguer avec Gérard Fromanger, un peintre qui n'est pas seulement "un maître de la figuration narrative" - bien sûr il l'est -, mais plus spécifiquement un artiste qui produit un art en mouvement. En libres mouvements et changements que peu de plasticiens reconnus s'autorisent. Qu'est-ce qui, derrière le tableau, juste au-delà de la signature qui s'y trouve, soutient l'artiste dans sa liberté ?

 

 

 

              Si l’on a quelque intérêt pour la peinture, partant pour les peintres, entrer dans un atelier inconnu ne va pas de soi. C’est peut-être comme d’aller au théâtre (à cause des acteurs présents et fragiles) mais cela n’a rien à voir avec le fait d’entrer dans un cinéma, lieu même de l’anonymat. La peinture n’est pas un spectacle, le théâtre offre un au-delà du spectacle. Tous les deux partagent la qualité d’une présence, celle de l’œuvre et de l’artiste tout à la fois. Faut-il parler de timidité ou de pudeur, voire d’une modestie qui vous saisit malgré vous et dont on se passerait bien ?

 


Gérard Fromanger dans
le cadre de cet entretien,
dans son atelier parisien

 

             En entrant dans la cour dans laquelle donne l’atelier de Gérard Fromanger, tous ces sentiments se disputaient la place ce jour là, tandis que le regard se portait sur l’étayage d’une maison dont un mur menace de s’écrouler. Une autre pensée des plus banale m’a traversé : du cahot naît la création, du désordre naît l’ordre, enfin un certain ordre. C’est sur ces lieux communs que nous sommes entrés dans l’atelier de Gérard Fromanger. Et, avec amusement, il a bien fallu constater qu’au désordre extérieur s’opposait l’ordre de cet atelier. Non pas un ordre froid, celui qui évoquerait l’absence, mais l’ordre nécessaire qu’il faut mettre après avoir travaillé pour pouvoir continuer à travailler …à autre chose même si c’est dans la continuité. Autrement dit, si ça ou là des cartons à moitié défaits s’entassaient dans un coin, si des brosses n’étaient manifestement pas à leur place, si quelques tableaux là ou ailleurs cherchaient notre regard, le lieu respirait le sérieux, un sérieux accueillant.

Pourtant, nous nous sommes assis entre un tableau de 1964 intitulé "Froid dans le dos" et un autre de 1989 appelé "Le siège de Lacédémone par Pyrrhus repoussé par les habitants eux-mêmes de tout sexe et de tout âge".

 

 


'Le siège de Lacédémone par Pyrrhus repoussé
par les habitants eux-mêmes de tout sexe et de tout âge',
1989

 

 

Ainsi coincés, nous ne pouvions plus reculer, il fallait commencer l’entretien.

 

 

 

Entretien avec Gérard Fromanger

 

 

EL : Hier, je voyais une artiste qui positionne la beauté au centre de ton travail.

Je vais donc commencer par cela. Quel est le rôle de la beauté dans ton travail ?

GF : Gérard Fromanger (texte en italiques)

 

CS : Claude Spielmann

EL : Emmanuel Luc

 

GF : … Ca alors, si je m’y attendais.  C’est compliqué de répondre à cette question aujourd'hui. Certes, il y a des critères, des définitions, des codes, un académisme de la beauté. Aujourd'hui, les définitions sont contradictoires, d’ailleurs aussi bonnes les unes que les autres.

 

 


Jean-Paul
(Jean-Paul Sartre), 1976

 

 

Si pour reprendre Breton, la beauté doit tenir le coup devant le journal du matin, je suis d’accord. Voilà un des sens que je peux donner à la beauté : tenir le coup devant le journal du matin.

Si, comme Picasso, la beauté doit sentir sous les bras, je suis encore d’accord. A une époque où l’on ne pisse plus, on ne chie plus, on ne sent plus, on ne crache plus, c’est pas mal.

Je peux t’en dire vingt comme ça. Mais LA beauté, je ne sais pas ce que c’est.

 

EL : Par opposition et pour préciser, j’essaye de mettre en perspective plusieurs rencontres que j’ai faites ces derniers temps. Notamment, j’ai réalisé un entretien avec une jeune artiste que Boltanski connaît bien. Elle travaille sur le laid. En fait, elle décale le beau vers le bon, elle met en scène d’abominables créatures dégueulasses, selon ses termes, mais elle les fabrique avec des gâteaux, du pudding, pour signifier le bon au travers du laid.

C’est dans cette perspective-là que je te posais la question.

D’autre part, certains peintres interrogés sur le beau répondent "actuellement, on voit beaucoup d’œuvres qui sont ostensiblement laides, effrayantes, etc.". A l'opposé, ils sentent, eux, une nécessité de la beauté.

Dans un entretien filmé que nous allons bientôt diffuser, Michèle Laverdac dit à Marguerite Duras "je suis allée dans un camp de concentration et la nature, autour du camp, était superbe. Cette beauté était comme insultante par rapport à ce qui s’était passé."

Je reprends donc ma question : est-ce que la peinture doit aller vers la beauté, quelle que soit la manière dont on l’envisage, ou bien doit-elle jouer un tout autre rôle, si elle doit en jouer un ?

 

 


Violet d'Egypte, 1972

 

 

GF : Je n’ai pas une pensée précise sur ce thème. Mais c'est une bonne question, c’est un bon angle complexe.

En me donnant du mal, en étant le plus possible honnête avec tous mes paramètres vis-à-vis des autres, je donne de temps en temps un petit caillou blanc à tout cette longue histoire de l’art, pour faire vite. Si je peux mettre un tout petit caillou blanc, et en remettre un autre après, pour constamment prouver que c’est pas la fin des idéologies ou de l’histoire…

D’une chose naît une autre. Si, avec mes dessins et mes tableaux, je peux montrer que le monde ne s’arrête pas, voilà ce qui pourrait être ma conception de la beauté. Faire vivre cette beauté m’émeut, me complète, m’enrichit, me donne un sens dans ce bordel, dans ce rien. Je construis, je rafraîchis tous les matins avec ça.

 

 


La vie d'artiste, 1975-1977

 

 

CS : Je poserais volontiers la question de la beauté sous la forme : quelle est la beauté pour le peintre qui peint ? Et la réponse ne serait-elle pas quand il dit : "c’est ça !"

 

GF : Oui, on peut dire ça. C’est lui qui le dit, c’est personne d’autre. Il y a un moment où il le sent. A tort ou a raison, mais il dit "oui, c’est ça, j’arrête, c’est bien. Là, je dis quelque chose, je donne quelque chose, ça me complète, je suis dedans".

 

CS : Il faut donc distinguer au moins deux aspects dans cette question : une approche théorique ou philosophique et une approche plus existentielle et subjective en se demandant : qu’est-ce que la beauté pour moi qui peins, pour toi qui regarde…

 

GF : ..."La beauté sera convulsive ou ne sera pas", a dit quelqu’un, Artaud peut-être ou un autre grand illuminé.

 

CS : Bon. Peut-on dire aussi que la beauté a un rapport au politique ?

 

GF : Oh, ça, oui. Les grands poètes sont des politiques, toujours. Tout artiste qui ne prend pas le politique comme une donnée du réel ou celui qui pense ne pas faire de politique se situe à droite en général. C’est pas une découverte.

 

 


La mort de Pierre Overney, 1975

 

 

EL : Pour revenir aux cailloux blancs, dans l’entretien que tu as eu avec Nouveaux Regards, tu dis que la toile est noire de tout ce que tout ce que les autres ont fait. Ce n’est pas une pierre blanche, mais c’est le même sens.

 

GF : Oui, c’est comme la page blanche pour l’écrivain : elle n’est pas blanche, justement.

 

EL : C'est plutôt un plein qu’un vide.

 

GF : C’est ça, elle est trop pleine.

 

EL : Or, certaines personnes ont peur de la page blanche.

 

GF : Parce qu’elles n’ont pas réfléchi.

 

 


'Place de le Bastille, 16', 2000

 

 

EL : Marguerite Duras disait que dans le travail de l’écriture et de la peinture, la peur de l’inconnu peuvent être "le seul moteur". C’est le mystère. Elle évoque la forêt la nuit, l’inconnu. L’inconnu n’est pas vide.

Alors comment faire ?

 

GF : En inventant quelque chose, en sortant de soi jusqu’en un point ultime de rencontre, après avoir éliminé de tas de choses, on a parfois de la chance mais "la chance ne favorise que les esprits qui sont préparés". S’il y a des coïncidences heureuses, "il n’y a pas de hasard". Les générations spontanées de peintres n’existent pas. Il n’y a pas peintres de moins de vingt ans. Des Rimbaud ou des Mozart en peinture  n’existent pas.

C’est très complexe. Le moment où tu vas inventer réunit les paramètres de l’histoire de l’art à ton propre passé… Et l’instant où tu te dis : tiens, je vais par là, je fais un petit pas de côté, je vois une petite ouverture, une petite fenêtre devient un immense bonheur. Ce n’est qu’une illusion, mais c’est tellement formidable d’avoir cette illusion. Pourtant, c’est pas encore de l’art.

 

EL : De l’inconnu et du connu qui s’assemblent.

 

GF : Oui. Si tu ne sais pas encore bien ce que c’est, tu sens pourtant qu’un jour ce sera de l’art (peut-être lorsque les autres le décideront), tu te sens dans le registre de l’art. C’est un peu comme la prestidigitation. On réunit divers matériaux et quelque chose se passe ou se dit. De la couleur sur un morceau de papier produit une image. On pourrait dire que ce n’est pas grand-chose. Mais cela fait avancer.

 

EL : Précisément, pour en venir au support, tu as participé récemment à la fonte de la pièce que tu vas exposer à Art Sénat 2005. Est-ce que cela s’est bien passé ?

 

 


Souffle de mai et juin 68, 1968

 

 

GF : C’était intéressant. Des machines extraordinaires, des ouvriers hyper spécialisées dans le gonflage de manières plastiques, de soufflage à chaud, avec des presses gigantesques. J’étais très content mais eux aussi. C’était formidable. On les a vraiment faits ensemble. Sans moi il n’y aurait rien eu, donc je me sentais vraiment utile ! Et sans eux je ne pouvais pas le faire, donc c’était formidable, oui, ça a bien marché.

 

EL : La première version a été réalisée en 68.

 

GF : Oui.

 

EL : Et elle a été installée à l’extérieur.

 

GF : Absolument.

 

EL : Dans la rue.

 

GF : Oui. Les flics ont tout cassé.

 

C’est pour ça que je l’ai refait, mais un peu autrement.

Cette fois c’est amusant parce que l’on me propose le Sénat. Il s'agit de placer ce travail dans le jardin du Luxembourg.

 

 


Version exposée au
jardin du Luxembourg,
2005

 

 

EL : Il s’agit de sortes de demi-sphère.

 

GF : Oui, les gens peuvent rentrer dedans, toucher, avoir des impressions. On me dit "as-tu fait calculer la prise au vent" et ils ont raison : il ne faut pas que ça pète, que ça blesse des enfants, mais ils vont peut-être un peu loin.

Ca c’est la France. J’exagère un peu sans doute.

Tu remarqueras que chez nous les choses sont en ébullition. Tous les trente ou quarante ans ça pète parce que ça n’est plus possible. Ca tient mais combien de temps : un million d’enfants meurent de faim en France, plus de douze millions de personnes au smic, comment font-ils ? Jusqu’ou vont-ils tenir ? Ce sont des positions morales mais ça fait partie de moi, ça me forme, c’est en moi. Alors, parler de beauté, c’est parler de tout cela aussi.

 

EL : Et de laideur.

 

 


Au printemps ou la vie à l'endroit, 1972

 

 

GF : Van Gogh ou Arthaud cherchent un peuple. La beauté, c’est aussi trouver un peuple qui va t’écouter, te regarder, t’aimer, te détester, te critiquer, te faire exister. Sinon, ce n’est vraiment qu’un bout de tissu à la con avec de la couleur dessus, mais si tu trouves un peuple, si tu crées un peuple, c'est formidable.

Vincent emmerdait tout le monde. Il était viré de partout. Pour conclure, il dit "tout le monde m’envoie chier, je vais créer de la beauté". Cela ne dure pas longtemps. Cinq années, huit cent tableaux. Il a créé de la beauté avec un peu les mêmes formules que Rimbaud : je veux être moderne, mais je ne veux pas de la rapidité des choses modernes, je veux servir à quelque chose, servir aux autres. Il n’était pas si fou que ça, lui. C’était sa conception de la beauté.

Donc on pourrait dire "trouver un peuple"… Oui, je fais chier tout le monde avec mes mots, mon sacerdoce, mais bon, mais je veux quand même donner. Ca compte beaucoup, donner. Voilà, tiens, on a trouvé autre chose. Si on veut recevoir, il faut donner beaucoup. Mais ça fait partie de la beauté, donner.

 

 


Rue de la mer, 1974

 

 

EL : Je parlais récemment à une artiste peintre de différents artistes qui réalisent des installations et des vidéos. Elle m’a répondu "mais effectivement, tout le monde fait ça, la peinture est pratiquement morte, même moi, j’ai dû me mettre aux installations". Je lui ai dit : "tu n’as pas fait des installations, tu as fait une installation." En fait, toi, tu as fait également assez peu de choses en dehors de la peinture ?

J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de difficultés à passer à d’autres disciplines.

 

GF : Non, je l’ai fait beaucoup. J’ai fait plusieurs films, plusieurs vidéos, des performances. J’ai un peu tout fait, mais il y a longtemps, dans les années 60-70.

Je ne pense pas que la peinture soit le seul moyen de s’exprimer. Une bonne vidéo est préférable à une mauvaise peinture.

Par exemple, je me suis servi de machines pour refaire cette sculpture.

Il y avait un joli mot d’Alain Jouffroy pour désigner ce type d’artistes un peu multimédia. Il disait que ce sont des "art makers", des fabricants d’art. J'aime bien, c’est distancié.

 

Je suis parti d’un jury de peinture parce qu’ils ne voulaient pas admettre les vidéastes, les performeurs. Je voyais d’années en année les chiffres passer de 800 à 700, à 400, 300 exposants. "On ne parle pas de nous parce que nous sommes une municipalité communiste", se sont-ils demandés. J’ai répondu "pas du tout". Il faut certes défendre la peinture, oui, mais autrement. Il demeurait une ambiguïté.

Longtemps, tout le monde se disait peintre. Il s'est opéré une lente translation vers une trouvaille formidable : le concept d'art contemporain.

 

 


'Le filet froid et le hibou
grand duc', 1997-1999

 

 

EL : C’est l’époque de Jeune Peinture.

 

GF : Voilà, oui.

 

EL : Qui est devenue Jeune Création, précisément.

 

GF : Absolument. Gêné aux entournures par le mot Jeune Peinture, ringardisé par l’expression.

 

 


Michel (portrait de
Michel Foucault), 1976

 

 

CS : Je voudrais revenir à une phrase lancée tout à l'heure, "je ne suis pas un spectateur, je suis un acteur". en la reliant d’une part à ce que j’ai pu lire de ce que vous avez dit de l’inconscient ainsi qu’à la question de l’art maker. D’ailleurs, faut-il dire "acteur du monde" ou "acteur dans le monde" ?

 

GF : Acteur dans le monde.

 

CS : …Or, créer ne suppose t-il pas un certain recul ? Alors, comment faire passer dans le travail même du peintre cette position d’acteur ?

 

GF : Oui, c’est une attitude moderne d’être à la fois acteur et distancié. C’est une attitude qui vient des structuralistes qui font réfléchir sur le réel. Pour nous, ça viens de Cézanne, par exemple. Ça peut venir de Giotto, de Poussin ou de Cézanne, mettons Cézanne. Il voit un caterpilar, un truc qui creuse sa montagne Ste Victoire. Il est bouleversé. Ah bon, elle n’est pas éternelle. La Ste victoire va être mangée. Il devine des immeubles, des villes nouvelles, etc.  Donc il réinvente sa vision du monde à partir de ce spectacle, de ce froid dans le dos. Et évidemment, c’est une toute nouvelle interprétation du monde.

 

Cézanne est intéressant si l’on songe à quelqu’un comme Carzou.

 

[Ndlr : Carzou dessine en 1977 son costume et son épée d'académicien avant de faire son entrée à l'Institut des Beaux-Arts.

Il révère Claude Lorrain, Watteau et Dali alors qu'il dénonce violemment, dans son discours d'intronisation, le cubisme et la modernité]

 

Il était une espèce de peintre académique qui a eu sa petite heure de gloire. Il est entré à l’Académie des Beaux-Arts. Il y a fait un discours extraordinaire.  L’une de ses premières phrases était "tout le malheur de l’Occident chrétien vient de Paul Cézanne". C’est très intéressant qu’un peintre dise ça.

Un : il était donc anti-cézanien et sans doute très académiste, très conservateur dans sa pensée.

Et la pensée vraiment novatrice d’un Cézanne l’assassine en quelque sorte. Elle le nie, elle nie sa connerie, nie sa complaisance avec sa bêtise.

 

EL : Terrible.

 

GF : Oui,  le discours de peintres ou d’Académiciens va parfois jusque là. C’est pour ça que, pour arriver à la beauté, il faut inventer le petit caillou blanc qui incarne le changement. Eh bien lui, ça le fait chier. Tu as tout un univers que ça fait chier.

‘Mais pourquoi vous ne peignez pas ce que vous voyez ?

- Justement, c’est ça que vous ne comprenez pas. Je peins ce que je vois, alors que vous voudriez que je peigne ce que vous, vous voyez. Non. Ce que je peins n’est pas ce que vous voyez. Vous avez raison : je peins ce que je vois et cela vous emmerde.’

 

 


Méfiez-vous fillette, 2003

 

 

CS : Je voudrais revenir encore sur l’image du caillou. Elle est très belle cette image parce qu’elle évoque évidemment la pierre, la construction et peut-être le Petit Poucet, pourquoi pas ?

 

GF : J’aime bien.

 

CS : Mais c’est aussi quelque chose que l’on porte en soi.

 

GF : Le Petit Poucet croit qu’il met des cailloux mais il n’en a plus : alors il met des miettes de pain et les oiseaux bouffent tout. On met tous des miettes de pain et on ne trouve plus notre chemin. C’est à pleurer de beauté. Et quand on veut se retrouver, il fait nuit, il n’y a plus de miettes de pain. Et on est perdu dans la nuit. J’aime bien cette idée.

 

CS : Quand le peintre a mis son caillou,  il est là, maintenant, incontournable, et en même temps n’est-il pas obsolète ? Le peintre ne peut pas ne pas en tenir compte pour continuer à travailler, mais pour continuer, ne faut-il pas le laisser en plan, l’oublier d’une certaine manière tout en sachant qu’il est là.

 

GF : Oui.

 

CS : C’est une articulation. Est-ce que c’est ce que vous voulez dire ?

 

GF : Oui, peut-être. C ’est ce que l’on voit dans ce qui m’arrive en ce moment, et que l’on appelle d’un mot un peu pompeux, une rétrospective.  Les tableaux sont comme des cailloux blancs ou noirs, comme des bornes. C'est-à-dire que cela matérialise tout à coup une vie.

 

 


Comment faire le portrait d'un tableau ?, 1975

 

 

CS : Je pense soudain que la tradition des Juifs, n’est pas d’apporter des fleurs, mais de déposer un caillou sur le bord de la tombe que l’on visite, comme un salut ou une trace.

 

GF : Oui, ça quelque chose à voir. Voilà, quand on est Juif et que l’on va sur une tombe, on fait une petite rétrospective.

 

CS : Oui.

 

GF : Après, quand on voit la tombe, on se dit "il y a eu beaucoup d’amour, beaucoup de gens  l’ont aimé, beaucoup sont venus le voir. Ou peu. Oh, celui-là était vraiment solitaire, il n’y a qu’un petit caillou".

 

CS : C’est aussi une sorte de symbole, de métaphore de la mémoire.

 

GF : Oui. J’ai vu ça au cimetière juif de Prague. C’est bouleversant. Il y a plein de petits cailloux sur des tombes, même lorsqu’elles sont complètement chaotiques.

C’est un endroit extraordinaire, unique au monde.

Bref, il y a encore des petits cailloux alors que ce sont des tombes antédiluviennes.

 

 


Capture vidéo

 

 

CS : Vous avez affirmé, toujours dans Nouveaux Regards :

"On ne peut donner aux autres que si l’on parle vraiment à fond de ce que l’on fait à partir de ce que l’on fait".

 

GF : Je le pense, oui.

 

CS : Ce n’est pas du tout le discours que l’on entend chez tous les peintres. Certains disent "moi, je peins, je ne parle pas". Pourriez vous nous commenter un peu cette phrase ?

 

GF : En fait tous les peintres parlent. Il y a un besoin de parler au-delà du tableau et de la peinture. D’abord, les gens ne comprennent pas ce que l’on fait. Parfois nous non plus mais nous en comprenons un peu plus que les gens en général. Nous avons une légère avance. Comment pourraient-ils connaître tous les paramètres qui ont produit un tableau donné ? Souhaiteraient-ils les connaître ?

Mais c’est vrai que les artistes sont amenés à avoir une réponse sur tout. Peut-être est-ce ma nécessité d’avoir l’illusion de participer à l’ensemble.

 

Par contre, sur la peinture, oui, j’ai des choses à dire, par ma peinture même et en en parlant aux autres. Et là, j’ai un droit, j’ai une légitimité, plus exactement. C’est légitime que je le fasse et surtout personne d’autre ne peut le faire à ma place. Donc je dois le faire.

Quand Gilles Deleuze, pour écrire un texte sur mon travail, me dit, la première fois qu’il me pose des questions :"Écoute, je vais te poser des questions cons", je lui réponds "Je vais te faire des réponses cons". On commence comme ça. Et ensuite, il me demande "Pourquoi as-tu mis du vert, là ?". On déroule la pelote. "J’ai mis du vert là parce qu’il y avait un rouge là-bas et qu’il avait besoin de sa complémentaire, il se sentait trop seul."

 

 


A Hu-Xian
(portrait de Liu-Tchi-Teï,
paysan peintre amateur),
1974

 

 

"Ah bon ?", et grâce à sa série de questionnements, tout à coup, je dis des tas de choses sur ma peinture. Il me posait vraiment ces questions, "pourquoi tu as mis du vert là, je ne sais pas, je ne comprends pas. Je trouve cela formidable, c’est de la magie pure, ça me touche. Mais pourquoi tu l’as mis, comment ça vient, ça ?" Et par son questionnement, je peux répondre des tas de choses qu’il ne savait pas, que personne ne savait  dire… Et je le découvre, lui, comme un mécanicien, et je comprends ce que c’est qu’une machine désirante. C’est une vraie machine : en me demandant pourquoi j’ai mis du vert là, il me fait enlever un boulon. Je dis "oh parce qu’il y avait un rouge là", j’enlève un autre boulon. Alors je le mets là, je fais gaffe parce qu’il y a des pièces qui se détachent, je les mets là, à chaque fois qu’il me pose une autre question, "ah oui mais alors pourquoi ?", "parce que tu avais vu le truc", "ah bon, oui, mais alors, etc.". A la fin, tout est là mais c’est pas le tableau. Toutes les pièces détachées du tableau sont là, c’est fascinant, et puis après, il faut tout remonter.

 

CS : Toutes ces pièces qui sont là auraient-elles un rapport avec l’inconscient dont vous parlez ou plutôt avec ses manifestations.

Vous dites à plusieurs reprises. "Mais il reste heureusement place pour l’inconscient."

"Même l’expression est un choix, même l’émotion est un choix, mais il reste heureusement une place pour l’inconscient." "On peut très bien analyser une œuvre, décortiquer les paramètres qui la composent. Évidemment, on ne pourra jamais saisir l’inconscient de Van Gogh ou de Picasso sans parler de Rembrandt et Vélasquez." "A un moment donné, la capacité de créer traverse un être de façon mystérieuse." Donc voilà, les boulons…

 

GF : Ils sont là, mais ils ne sont que des boulons, des pièces détachées. Le moteur, c’est autre chose.

 

 


La mort de Caïus Gracchus, 1975-1977

 

 

CS : L’inconscient est plutôt du côté du moteur ?

 

GF : Oui, c’est ça, du moteur monté. C’est pas les pièces détachées. Les pièces détachées, c’est le matériel avec lequel on va faire de l’inconscient. Dans l’inconscient, c’est pas à plat, comme dans un atelier de mécanique.  Je suis d’accord avec cette idée, (qui l’a dite ?) que l’inconscient ne peut pas être un théâtre, c’est une usine. J’aime bien cette idée, puisque l’on est dans la mécanique, le moteur, les pièces détachées. Et qu’est-ce qu’une usine ? C’est une usine de production.

 

L’inconscient est une usine à produire par exemple de la peinture, avec des outils et des pièces très bien détachées par Gilles. C’est toujours la même chose, ce n’est pas un spectacle. Je suis pris dedans. Et je sers à la production, et je suis une machine à produire. Je suis une usine.

 

CS : Vous êtes pris ?

 

GF : Par exemple, si je dis "il pleut sur la ville comme il pleure dans mon cœur, quelle est cette langueur qui pénètre mon cœur, etc." C’est autre chose que : la pluie, c’est des grosses gouttes triées, au premier plan, dans un sens ; ce sont des gouttes rondes qui tombent, plouf, au deuxième plan. C’est une bruine qui a des mouvements au troisième plan. Ca fait pluie et je suis  bouleversé. Mais l’époque des larmes dans mon cœur, ça ne marche plus.

Donc il faut de nouveaux cailloux blancs.

Et cela, oui, cela permet de faire tourner le monde.

 

 


Quel est le fond de votre pensée ?, 1973

 

 

EL : Et pourtant, le tableau n’est-il pas un spectacle ?

 

GF : Si,bien sur, dont je suis le premier spectateur. Je peins d’abord pour moi. C’est moi qui vais dire "ça y est,  je suis content". Ca dure trois jours en général. Entre trois heures et trois jours. Et puis après c’est fini,  il faut recommencer  

 

EL : J’ai vu l’interview réalisée par Jean-Luc Chalumeau, pour ImagoArt.

Dans cet entretien, tu parles du rôle du groupe, notamment des copains. Tu évoques le passage à la Grande Chaumière et aussi de la nécessité de "trouver son peuple". Quel est le rôle des groupes que tu as rencontrés ?

 

GF : Capital.

 

EL : Dès le début, tu dis : "première expérience de peinture ou dessin, tous les cousins sont derrière toi" et j’ai vraiment l’impression que ça structure.

 

GF : C’est fondateur, oui. Particulièrement mon père qui était peintre amateur,comme mon grand-père. Ca me fascinait. Tout petit, je le vois avec ses pinceaux, un type terrible par ailleurs, mais dans ces moments-là, c’était un demi-dieu. Il peignait ma maman, ou la maison, ou des fleurs.

Je l’ai un peu revu quelques mois avant sa mort. Il ne dormait plus. Quatre-vingt quinze ans. Il me dit "écoute mon fils, sois gentil, parle moi de ton Picasso. Il y a sûrement quelque chose de bien chez cet homme-là puisque tu l’aimes, mais quoi ?"

Je lui ai parlé pendant six heures de Pablo Picasso.

Et à sept/huit heures du matin, "je te remercie beaucoup, mon fils, tu as été formidable, mais tu ne m’as pas convaincu."

 

 


Alain
(portrait d'Alain Jouffroy),
1983

 

 

EL : Nous parlions de groupe, de trouver un peuple.

 

GF : Eh bien déjà, à l’intérieur même de la peinture  il y a des peuples. Il y a les abstraits froids, géométriques et chauds lyriques. Ça fait des peuples à chaque fois. Tu as les surréalistes belges et les post-cubistes. Ce sont des peuples qui se font aussi la guerre, mais pour du beurre.

Mais tout à l'heure, il s’agissait plutôt de trouver un peuple à l’extérieur du monde des peintres. Certes, tu fais un tableau selon ton idée de la beauté mais un peintre qui peindrait pour ne pas être regardé, cela n’existe peut-être pas. Il faut qu’il trouve un peuple, sinon il va être malheureux, devenir aigri, asentimental, méchant avec les autres, il va penser qu’il est raté, c’est affreux. C’est une nécessité de trouver un peuple. Je tourne en rond autour de cela parce que c’est une idée forte.

 

CS : Est-ce que ça ne veut pas dire qu’il faut de toute façon s’adresser à quelqu’un ?

 

GF : Eh bien, je ne sais pas. C’est invectiver, provoquer.

 

CS : Pas forcément. Quand on écrit, quand on peint, ne se dit-on pas "ce n’est pas pour moi" ?

 

GF : Alors je dirais par exemple, comme on dit "les Français parlent aux Français", "les peintres parlent aux peintres". Je m’adresse aux peintres. Je parle avec eux. Pour faire vite, je parle avec cinq très anciens, cinq modernes et cinq de ma génération. C’est beaucoup plus que ça, mais je parle avec eux. S’ils ne sont pas là, je ne peux rien faire. (4)

 

 


Existe, 1976

 

 

C’est à eux que je dis "tiens, je me suis servi de ce que tu as fait et ça me fait franchir un palier, une marche, un tremplin". Par exemple Wilhelm de Kooning, un homme très intelligent, qui réfléchissait beaucoup, qui prenait des notes, parlait aux autres peintres. Il voyait ce qui allait venir après lui, mais il disait qu’il ne pouvait pas le faire, que ce n’était pas pour lui. Il a servi de lien à Rauschenberg et à d’autres. Ils font leurs sérigraphies, leurs photos, c’est le passage obligatoire et puis après ils l’oublient.  Ils sont issus de toute une histoire dont l’abstraction américaine, ils le disent par geste.

 

De Kooning dit que ce qui est intéressant dans une chaise, c’est "l’espace entre". C’est une phrase géniale. Par exemple, je vais faire un bloc et puis je vais enlever la chaise. Il ne va rester que le bloc, il ne va rester que l’espace, dessous. C’est extraordinaire. Il dit que lui ne peut pas le faire, mais qu’il sent que c’est cela qui est intéressant. Il a une intuition géniale. Aujourd'hui, Bruce Nauman, a fait quelques pièces à partir de cette phrase. Il travaille beaucoup autour de phrases très populaires, dictons, on-dit. Hop, ça lui fait trouver quelque chose. Il y a une artiste anglaise qui a fait toute une carrière autour de cette idée. Elle va jusqu’à prendre une maison qui va être démolie, elle remplit une pièce de béton. Quand  la maison est démolie, il reste la pièce. Tout ce qui apparaît comme du vide devient plein et tout ce qui est plein disparaît.

Fort ! Voilà un continent découvert.

 

 


Caroline
(Caroline Bourgeois),
1996

 

 

EL : Pour reparler du rôle du groupe, j’évoquerai d'abord le problème de la reconnaissance pour une femme peintre.

 

GF : Oh mais c’est fini maintenant. Dans les nouvelles générations, les femmes dominent. Elles sont formidables. Au Beaux-arts il y a dix jours, lors d’un cours, il y avait dix-neuf filles et un garçon. Et évidemment, parmi les meilleurs artistes aujourd'hui, il y a des femmes. Ce qu’il n’y avait pas dans ma génération.

 

On disait, "c’est une peinture de fille", il y avait un mépris, c’était dégueulasse.

Il y a maintenant des filles formidables qui ont inventé des continents, et beaucoup moins de garçons. Ceux-ci se perdent dans un nihilisme terrible. Il n’y a qu’à voir l’exposition actuelle Dyonisiac, à Beaubourg.

 

EL : On m’en a parlé beaucoup. Il paraît qu’il y a à boire et à manger.

 

GF : Oui.

Surtout des artistes que l’on connaît bien, qui répètent, qui ne font pas l'effort du caillou blanc.

Et il n’y a pratiquement que des garçons. Au-dessus, il y a une exposition sublime sur le dessin. Le dessin et le rêve, je ne sais plus le titre. A l’entrée, il y a le dessin d’une artiste allemande. Formidable ! Un dessin, ce n’est par rien, c’est très difficile.

 

 

 

EL :  Je reviens à cette histoire de toile noire, de plénitude de culture, de l’importance culturelle du groupe et j’ai eu envie de la mettre en perspective avec la démarche de Christian Boltanski.

 

 

"La présence de l'humanité dans sa multitude est toujours là dans mon travail. Ce grand nombre est évoqué par des tonnes de vêtements usés, par des centaines de photographies, ou par des milliers d'objets perdus, ou encore par de longues listes de noms, ceux d'ouvriers dans une usine du Nord en Angleterre au XIXèmesiècle, ou ceux des artistes ayant participé à la biennale de Venise depuis sa création."

 

Christian Boltanski

 

 

Lui va créer une énorme distanciation vis-à-vis du collectif qu’il met en scène d’une manière abondante, massive, et une espèce d’accaparation, par le spectateur, d’éléments qui lui sont propres. Il y a par exemple une série d’illustrations historiques prises dans les livres de classe.  L’idée est que le spectateur aura quelques réminiscences comme "quand on nous a parlé de Jeanne d’Arc, le directeur est entré et il a fait…". Boltanski a sans doute une manière directe de parler du collectif et du culturel. Je pense à la série de photos avec, inscrit en dessous l’intitulé Boltanski. Elles ont été photographiées le même jour mais ce n’est jamais le même personnage. Il va ainsi jusqu’à montrer l’annihilation de l’individuel par le culturel. Que penses tu de cette démarche et y vois-tu une proximité avec la tienne ?

 

GF : Sûrement, oui.  On s’est ainsi retrouvé sans  le savoir à faire des choses parallèlement, au même moment.  Par exemple, une année, pour le centenaire de la biennale de Venise, donc cinquante biennales, il avait, sur tout un mur, écrit les noms d’à peu près tout les artistes qui avaient exposé. Il y en avait douze mille. Grosso modo, c’était ça, l’idée.

 

EL : Et tu as fait des "tableaux de noms".

 

 


'Bataille, 193', 1995

 

 

GF : Il y avait donc douze mille noms de petites vedettes, de petites stars locales et momentanées de ce que l’on appelle aujourd'hui la scène de l’art. C’est une histoire tragique car on ne se souvenait que de deux cents. Trois quatre cents pour un grand spécialiste. Douze mille noms ! Aucun n’était anonyme ni vraiment oublié.

On  exposait, sans le savoir, en même temps lui à Venise, moi à Paris. Or, cette année, j’ai fait un tableau des six cent soixante noms des immenses créateurs, noms de l’histoire de l’art, Rembrandt, Picasso, Vélasquez, etc…

C’était à l’image d’un mur, comme à la synagogue de Prague, où il y a soixante mille noms de Juifs éliminés, assassinés, brûlés. Des tas de gens  viennent et  cherchent et parfois trouvent le nom d’un des leurs. C’est un endroit bouleversant. Il y a cette synagogue de Prague, il y a le mur de Christian et il y a cette espèce de mur du Vietnam à Washington.

 

 


Mur de la synagogue de Prague (non confirmé)

 

 

C’était une idée à la fois très parallèle à la démarche de Christian, mais au fond  inverse, parce que moi, je prends des hyper célèbres pour les rendre à l’anonymat, et lui prend des hyper anonymes, pour les réactualiser. Il y a quelque chose dans les couleurs, quelque chose de sombre de ce tableau, cela a à voir.

 

Que dire de plus sur Christian ? On avait vingt ans ensemble, dans les années soixante.

 

EL : Pourrais-tu nous parler de ta position personnelle concernant l’enseignement ? Enseignes-tu toi même ?

 

GF : Non.  Quand on me demande néanmoins, je vais souvent  dans les écoles d’art. J’aime bien voir les travaux de chacun, prendre du temps avec chacun, mais un-deux-trois jours, pas plus. Je ne peux pas tout faire, mais ça me permet de rester très lié avec les jeunes. C’est très important. Je vais y faire le malin. Au fond, je suis très sartrien : faire, et en faisant se faire. Tu fais le prof, tu deviens prof. C’est très bien, mais ce n’est pas mon choix de vie. C’est magnifique d’être prof, mais tu n’es plus peintre mais prof.

 

CS : Seriez-vous plus proche de la transmission que de l’enseignement. ?

 

GF : Oui, on peut dire ça comme ça.  Je suis même très sévère même avec les garçons ou les filles de quinze ou seize ans. Je commence par leur dire d’arrêter tout et de dessiner, alors ce n’est pas tellement marrant. Ça ne les amuse pas beaucoup. Les meilleurs tiennent six mois.

Comme avec Godard. Il m’avait demandé d’apprendre à dessiner. On était ami. "J’ai besoin d’apprendre à dessiner pour mes scénarios".

 

 


Jean-Luc Godard

 

 

"Il te faut deux chaises. Un où tu t’assieds, une où tu mets ton carton."

Tout de suite, il est allé acheter ça. Une heure après, il était là avec son carton, « qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

 - Tu regardes.

 - Il n'y a rien à voir.

 - Tout commence là. Regarde, là, il y a un rideau, une ombre, une autre ombre plus légère, les couleurs du mur, un portemanteaux, une affiche d'Arafat, une autre affiche. C'est là, tu n'as qu'à regarder, démerde-toi avec ça? Comment fait-tu tes films ? Le dessin, c'est pas recopier le réel, c'est devenir intelligent.

 

De toute façon, c’est une abstraction totale. Il n’y a pas de trait dans la nature. Donc, c’est une invention complète. Du rien, tu fais quelque chose. Tu associes, tu sépares avec ce que tu veux."

 

Il a tenu six mois.

 

EL : Il était bon élève ?

 

GF : Oui, oui.

 

CS : Chaque dessin, chaque toile, c’est la création du monde.

 

GF : Ou de soi-même.

 

CS : Or, la création du monde est signée. C’est Dieu, chacun le sait.

 

EL :  Qu’est-ce à dire, Claude ?

 

CS : C’est pour amener cette question :

La signature a-t-elle une valeur, une fonction ? Quel intérêt le peintre lui accorde t-il ?

 

GF : Je mets toujours la signature au dos. Sinon cela ferait deux tableaux. Ça gênerait la vision de l’œuvre et c’est complaisant avec le public petit bourgeois (je n’aime pas beaucoup cette expression) qui vous dit "pourquoi vous ne peignez pas ce que vous voyez ?" Les mêmes disent "vous ne signez pas ?" ou "c’est un quoi ?". C’est une espèce de valeur : s’il est signé il vaut cent, s’il n’est pas signé, il vaut cinquante.

 

Il y a une artiste qui s’appelle Sturtevant [ndlr: Elaine Sturtevant, image ci-dessous], une Américaine, qui a eu une idée géniale. Elle copie les œuvres de Rauschenberg, Martial Raysse, Warhol, etc. et elle les signe de son propre nom. Personne ne lui a jamais rien dit. Je trouve cette idée formidable. Elle ne fait pas un faux, elle ne signe pas Rauschenberg ou untel. C’est fort, c’est très impressionnant.

 

 


Elaine Sturtevant, 'Dillinger Running Series 1',
2000, installation vidéo

 

 

En passant devant une galerie  boulevard St Germain dans les années 1960, je vois douze ou quinze Martial Raysse avec des néons, ce qu’il faisait à l’époque. J’étais en voiture, je me dis « tiens, une exposition de Martial ? Il est salaud, il aurait pu m’inviter ». Je me gare, je vais voir : Sturtevan ! Ça alors !

C’est une idée !

Voilà sur la signature. Le contraire, c’est Bernard Buffet. Là, il n’y a que la signature. Formidable !

 

CS : Tout de même,  la signature ne fait-elle pas partie de…

 

GF : La signature, c’est l’œuvre ! A part quelques peintres vraiment obsessionnels et morts jeunes en général, qui font un peu toujours la même chose et qui ont donc une « signature », on dit « c’est sa signature ». Il n’y a pas besoin de signature, en quelque sorte. C’est un autre sens du mot signature pour un peintre. Ce qu’il fait, c’est sa signature. Et si elle change, s’il évolue, c’est mieux

 Mais qu’est-ce que vous avez à dire, vous, sur la signature ?

 

CS : Je me disais qu’il n’y a pas d’œuvre anonyme.

Ce que vous dites est très fort. Effectivement, la signature, c’est l’œuvre. Il n’y en a pas deux qui peignent comme ça.

 

Ce n’est pas anonyme. Et pourtant, le nom, ça compte. Mais c’est un sujet que l’on peut laisser ouvert.

 

GF : Dix centimètres d’un trait de Basquiat,  on se dit « tiens, c’est Jean-Michel ». Certes pour les marchands et le marché, il faut que ce soit signé. Il y a des gens qui font commerce de ça. Mais c’est une autre histoire de signature.

 

 

 

- Fin de l'entretien -

 

 

 

                             Donner sa parole engage. C'est un pacte qui n'a besoin de rien d'autre. Est-ce là ce qu'a voulu dire Gérard Fromanger, sans même avoir besoin d'énoncer "quand je peins un tableau, je m'engage. Et vous qui le regardez, vous vous engagez de même". C'était peut-être aux temps de Mythra, le Dieu-Contrat, quand la parole donnée avait valeur de signature.

                             Fût un temps aussi ou l'on topait pour conclure un marché. Tope là ! La parole était soulignée par un geste symbolique ouvertement social, un corps à corps. Aujourd'hui, il faut signer et parfois même parapher chaque page de l'accord. Parfois encore, la signature doit être précédée du nom lisiblement écrit.

 

 


'Batailles, 190', 1995

 

 

                             Gérard Fromanger dit : "La signature, c'est l'oeuvre" et l'on s'accorde en effet sur le fait "qu'il n'y en a pas deux qui peignent comme ça". Mais cela ne s'appelle-t-il pas le style ? Le style, c'est l'homme, a dit quelqu'un. Un autre a ajouté : l'homme à qui l'on s'adresse. Le style et la signature, ce n'est donc pas la même chose. Gérard Fromanger ne l'ignore pas puisque, comme beaucoup d'autres, il signe toujours au dos de ses tableaux. Il ne nous embarrasse pas de sa signature qui pourtant est bien là. Il nous libère de sa signature en la faisant figurer sur l'envers de l'oeuvre. Il nous engage ainsi dans un pacte et non pas dans un contrat. La présence de la signature est d'autant plus forte qu'elle est à découvrir. Le tableau veut toujours "signifier" quelque chose, que le monde existe et qu'il ne tourne pas rond, aurait pu dire Gérard Fromanger qui ne cesse de le montrer. La signature, elle, ne "veut" rien dire. C'est une présence du corps et de l'existence. Inutile de l'exhiber.

                             Alors en effet, pourquoi ne pas mettre sa signature sur l'envers d'un endroit où l'on peut s'engager, comme nous y invite Gérard Fromanger, s'engager à prendre part à sa lucidité critique, à être davantage "un regardant" qu'un spectateur ? Là serait le pacte. Son tableau est un acte "adressé". Un peuple toujours à chercher même s'il est déjà là.

 


'Batailles, 192', 1995

Pour servir un projet politique, nombreux ont été les artistes inscrits dans un courant tel que le réalisme socialiste, par exemple.

Que valait dans ce cas la signature ?

 

A l'opposé, la peinture de Gérard Fromanger - et de quelques autres bien sûr - est "faite en son nom propre" et pour entre autres un projet politique.

Ainsi, un style original se dégage de cette articulation d'un nom propre au service d'un tel projet, que l'on pourrait appeler "Pour un peuple".

 

 

                             Mettre en regard pacte et contrat est à l'évidence une considération contemporaine. Le contrat de nos jours s'est en quelque sorte déshumanisé : on signe un contrat de mariage devant un notaire (exit le désir). Pourtant l'homme et la femme s'engagent l'un à l'autre sur une parole échangée : oui. Si, à l'heure du "tout juridique" seul le contrat rédigé et signé fait foi, on ne chasse pas le désir aussi facilement. L'acte pictural de Gérard Fromanger relève certainement encore du pacte en ce sens qu'il y va de sa parole "pour" la nôtre. Par son acte, il nous donne la parole au cas ou nous l'aurions égarée. A nous, "regardant", de faire à notre tour un acte de cette parole.

 

                             A la fin de l'entretien, nous avons échangé quelques mots dans la cour sur le pas de la porte de l’atelier. Le soleil éclairait le mur toujours menacé d’effondrement. L’étayage jetait des traits d’ombre noire sur cette surface jaune que j’avais vu grise en arrivant. Je me rappelais Gérard Fromanger disant à Jean-Luc Godard "Tu n’as qu’à regarder. Démerde-toi avec ça". Mais je m’en suis souvenu au point de l’écrire aujourd’hui. Il avait su me refiler l'un de ses petits cailloux.

 

 


Une affiche méconnue
du Pierrot le fou
de Jean-Luc Godard

 

 

                            Et je me disais aussi que, comme Deleuze, mais avec moins de naïveté géniale, j’avais dû lui poser des "question cons". Mais ça n’avait pas vraiment d’importance : le petit caillou blanc était dans ma poche. J’avais dans l’œil quelques tableaux de Gérard Fromanger et dans l’oreille un choix de mots : "un million d’enfants en France meurent de faim, plus de douze millions de personnes sont au smic". Et encore "il faut trouver un peuple" . Et enfin "parler de la beauté c’est aussi parler de ça".

 

                            Dans cette cour, ce mur étayé me parlait dans la langue de Gérard Fromanger qui, lui, parle avec sa voix et ses brosses . Alors je me suis dit que, si sur l’envers du mur il n’y a pas sa signature, il est pourtant possible d’y trouver "son" peuple, celui auquel il est nécessaire de s’adresser pour oser parler de la beauté. Qui vivait derrière ce mur ? Comment vivait-on derrière ce mur ? Quel peuple vivait, se débattait, s’ébattait, se démerdait tant bien que mal derrière les toiles de Gérard Fromanger ?

 

 

 

Entretien

Claude Spielmann, Emmanuel Luc

 

Iconographie

Principalement extraite de "Gérard Fromanger, Rétrospective 1962-2005" (1)

Crédits

Mario Appiani, Christian Baraja, Philippe Briet,

Christian Crampon, Studio Dailly, Robert David,

Adolfo Falciani, Jacques Faujour, Frac Alsace,

Frac Rhône-Alpes, Claude Gaspari, Alain Jouffroy,

Anna Kamp, Lauros-Girondon, Luc Joubert,

Laac, Lieu d'art et d'action contemporaine, Dunkerque,

Michel Lavoix, Studio galerie Aimé Maeght, Colette Masson,

Jean-Lou Mathieu, Musée national d'art moderne, Paris,

Hervé Nabon, Christine Parmentier, Willy Rizzo/G world

 

 

_____

 

 

Notes événements

 

 

(1) Art Sénat 2005

La ville dans l'art, Orangerie du Sénat, 21/5-19/6/2005

L'art et la Ville, 21/5-25/9/2005, Jardin du Luxembourg.

Pour plus d'informations cliquer ici.

 

(2) Rétrospective Gérard Fromanger, 1962-2005, Musée des Beaux-arts.

A Dole (Jura) : 85 rue des Arènes, 39100. Tél. 03 8479 2585.

A Lons-le-Saunier (Jura) : place Philibert de Chalon, 39000. Tél. 03 8447 6430.

 

(3) Livre "Gérard Fromanger, Rétrospective 1962-2005", Bernard Ceysson, Somogy 2005.

 

Pour revenir au corps du texte, cliquer sur le bouton "Précédent" de votre navigateur.

 

 

Autres notes

 

(4) Cette pratique n'est pas inhabituelle. Différents artistes requièrent les opinions de différents confrères, critiques et intervenants divers.

 

Pour revenir au corps du texte, cliquer sur le bouton "Précédent" de votre navigateur.

 

 

'예술의 상상 > beyond-letter' 카테고리의 다른 글

들길에 서서  (2) 2011.08.13
Kandinsky 찾다가 발견  (0) 2011.08.08
[사유의 악보] 후기랄 것 없는 단상  (0) 2011.07.20
[분노하라]  (0) 2011.07.19
깨달음의 괴로움  (0) 2011.06.02